«Il y a aujourd’hui une menace de plus en plus visible qui plane sur notre secteur d’activité»
Une grave crise affecte l’économie algérienne. Dans quelle mesure la production pharmaceutique est-elle concernée ?
Il est vrai que cela fait plus de deux années que les prix du pétrole ont chuté fortement, privant notre pays de ressources budgétaires précieuses et bousculant sérieusement les grands équilibres de son économie. Globalement, nous sommes touchés à un double niveau. Premièrement, les coûts de fabrication du médicament ont subi de plein fouet des hausses importantes liées à l’inflation locale, aux effets des augmentations salariales et, surtout, à ceux de la forte érosion du taux de change du dinar qui a renchéri les coûts de nos importations de matières premières.
L’impact de la crise est donc inévitable, mais le drame du secteur pharmaceutique, c’est que les prix de nos produits sont gelés réglementairement sur une période de cinq années. Comme nous n’avons pas la possibilité, ainsi que cela se passe dans les autres secteurs d’activité, d’ajuster nos prix de vente, ce sont nos marges, elles-mêmes fixées par décision réglementaire, qui se retrouvent laminées.
Par ailleurs, nous subissons, du fait même des augmentations importantes de nos coûts de fabrication, une perte de compétitivité sérieuse par rapport à la concurrence des importations, dans la mesure où le prix du médicament importé est libellé en «monnaie-devise», les fournisseurs étrangers bénéficient d’une garantie de change implicite à laquelle le producteur local n’a pas accès.
En outre, comme nous avions formulé des doléances claires en direction des autorités, nous avions reçu des assurances quant aux solutions à mettre en œuvre pour préserver la dynamique de croissance de la filière pharmaceutique nationale. Un conseil interministériel s’est même réuni en mai dernier à ce sujet et a retenu certaines de nos propositions, sauf que, jusqu’ici, rien n’est mis en œuvre sur le terrain. Au contraire, si nous nous en tenons au projet de loi des finances 2017, nous voyons une augmentation des taxes applicables au contrôle ainsi qu’à l’enregistrement de nos produits.
Si l’on y ajoute le resserrement probable des marges de manœuvre budgétaire pour les années qui viennent, nous pouvons dire clairement qu’il y a aujourd’hui une menace de plus en plus visible qui plane sur notre secteur d’activité, avec le risque de remise en cause du processus de croissance que nous avons connu ces dernières années. Les ambitions affichées de sortir notre pays de sa dépendance extérieure en produits pharmaceutiques seront forcément remises à plus tard.
Est-ce à dire que les producteurs pharmaceutiques nationaux ne sont pas en mesure de faire face aux défis de la crise financière actuelle ?
Clairement, si le processus en cours de laminage de nos marges se poursuit et si nos prix de vente continuent d’être gelés et même tirés à la baisse, un recul de la production nationale est à envisager très sérieusement, et cela se traduira par des pertes de positions et de parts de marché face à la concurrence importée. Bien entendu, ce processus n’est pas inéluctable et cela fait bien longtemps qu’à l’UNOP, nous tirons la sonnette d’alarme et nous insistons sur la nécessité d’accélérer la réforme du cadre qui régule actuellement le secteur pharmaceutique. Nos propositions sont sur la table et bien connues des autorités compétentes.
Au-delà des dérèglements du système des prix en vigueur, il y a toute cette chape bureaucratique qui pèse lourdement sur la gestion de notre activité au quotidien. Il n’est absolument pas normal de devoir attendre des mois et quelquefois des années pour enregistrer un produit de fabrication locale pour lequel un investisseur local a engagé des frais extrêmement lourds, allant souvent jusqu’à devoir incinérer les premiers lots fabriqués pour cause de péremption. Il n’est pas normal que les délais de fixation du prix d’un produit admis à l’enregistrement et des conditions de son remboursement prennent des mois et parfois des années. Même de simples démarches comme celles consistant pour nos entreprises à s’acquitter du règlement des frais d’enregistrement au Trésor public prennent des mois.
En matière de remboursement, il est absolument regrettable que notre pays préfère s’adosser aux pratiques de remboursement faites à l’étranger plutôt que de mettre sur pied un véritable collège d’experts-cliniciens nationaux qui puisse statuer sur le remboursement de chaque médicament, compte tenu de son service médical rendu, des spécificités sanitaires propres à notre pays, de nos contraintes économiques et du soutien à la production locale.
La procédure d’importation d’un simple produit, comme l’alcool pharmaceutique indispensable dans beaucoup de nos processus de production, est soumise à des conditions draconiennes, comme si nos entreprises étaient soupçonnées de se livrer à des activités de contrebande. Je pourrai poursuivre ainsi à longueur de colonnes, mais le fait est que de nombreux responsables au sein de nos administrations n’ont pas conscience que la gestion d’une entreprise est soumise à des aléas économiques et financiers et que toutes ces pertes de temps inutiles sont assimilables à des pertes sèches au coût faramineux.
Pour en revenir à votre question, je dirais que nos entreprises sont en mesure de relever les défis de la crise actuelle, en tout cas les défis de nature économique. Elles sont en revanche totalement démunies et d’avance perdantes face au diktat administratif.
Qu’en est-il de ce dialogue maintes fois annoncé entre l’administration et les associations professionnelles ? Pourquoi tous ces problèmes que vous évoquez n’y sont-ils pas traités ?
Le bilan du comité de concertation avec nos administrations est des plus chétifs. Bien entendu, nous sommes régulièrement invités à discuter avec les autorités concernées et nous ne manquons jamais de faire part de nos analyses et de nos propositions écrites. Mais ce qui est navrant, c’est que nos analyses et nos propositions sont, la plupart du temps, totalement partagées par nos interlocuteurs.
Il en va ainsi, à titre d’exemple, de tout ce que nous disons depuis longtemps sur ces questions liées aux prix, au remboursement, aux difficultés des producteurs locaux, au gaspillage de produits induit par la lenteur des procédures, etc. Même s’il s’agit de questions structurelles et que les solutions peuvent prendre du temps, nous ne comprenons pas que rien ne bouge vraiment après plusieurs années, sachant par ailleurs que ces solutions sont purement organisationnelles et, le plus souvent, ne coûtent rien au Trésor public.
L’activité de production pharmaceutique est bien connue pour être par nature étroitement encadrée, chaque étape de la fabrication d’un produit faisant l’objet d’une surveillance réglementaire et de procédures extrêmement précises et normalisées. Ainsi, personne ne conteste que l’implication des administrations dans toutes les phases de la fabrication et de la commercialisation d’un médicament soit par elle-même tout à fait indispensable. Mais dans ces conditions, la qualité du service rendu par les administrations habilitées est partie intégrante de la globalité du processus de production. Et cela signifie donc que si celles-ci se contentent d’exécuter machinalement leurs tâches et préfèrent se protéger elles-mêmes plutôt que de s’impliquer au plus près aux côtés des producteurs, elles peuvent exercer un effet bloquant sur les activités de ces derniers.
C’est exactement ce qui nous arrive aujourd’hui et face à cela, nos entreprises sont totalement impuissantes. Il nous faut donc par-dessus tout tirer les bonnes leçons et rappeler que cette forme d’immobilisme et de gestion bureaucratique, qui continue d’inhiber nos activités, a retardé lourdement le développement de la production nationale qui aurait pu, sans cela, couvrir déjà aujourd’hui jusqu’à 85% des besoins du marché pharmaceutique national.
La conjoncture financière difficile que notre pays traverse amplifie par ailleurs ce phénomène négatif et notamment depuis que le gouvernement a instruit l’ensemble de ses services de rationaliser les dépenses et de lutter contre toutes formes de gaspillage.
Si l’orientation est par elle-même juste et compréhensible, en revanche la manière dont elle est administrée sur le terrain a donné lieu à une forme d’excès de zèle, se traduisant par toute une panoplie de contraintes nouvelles qui se répercutent directement sur la gestion quotidienne de nos entreprises. La vérité est que, pour quelques économies formelles et tout à fait insignifiantes, c’est le développement de la production qui subit le contrecoup et, au final, on se rend compte que c’est l’économie nationale qui se retrouve perdante. Il faut, certes, lutter contre les gaspillages, mais force est de constater que jusqu’ici, les autorités ne s’y prennent pas convenablement.
Pouvez-vous être plus précis et citer des exemples concrets ?
Les exemples sont légion et je me contenterai de quelques cas précis.
1)- Il y a d’abord le cas de nos importations de matières premières qui, depuis de longues années déjà, étaient soumises à un programme annuel et, ce qui déjà en soi est anormal et excessif, à un accord préalable de l’administration sanitaire. Mais, depuis quelques mois, chaque opération d’importation de matière première doit être accompagnée de notes justificatives détaillées, au prétexte que notre administration doit «comprendre». Il faut préciser que l’accord préalable, quand il intervient, peut prendre jusqu’à 60 jours. Au passage, je signale que l’importation de tabacs, produit nocif pour la santé, est totalement libre et ne requiert aucune forme de surveillance ni d’autorisation préalable. Mais en tant que producteur de médicaments, la plus infime de nos opérations d’importation est non seulement contrôlée préalablement, mais en plus elle donne maintenant lieu à une paperasserie en inflation permanente qui nous éloigne des préoccupations techniques et scientifiques qui devraient mobiliser toute notre énergie et toute notre attention.
2-) En second lieu, je citerai l’exemple de tout un ensemble de décisions qui, sous le couvert d’économies de devises, ont pour effet majeur de pénaliser notre gestion quotidienne. Il en est ainsi des nouvelles procédures en matière d’incinération des déchets quotidiens au sein de nos ateliers de production. Ou bien de cette décision absurde de soumettre nos importations d’alcool éthylique à des quotas administratifs, comme si nous étions des délinquants en puissance qu’il faut mettre sous tutelle administrative pour nous empêcher de porter atteinte à l’économie nationale ou de saborder carrément nos propres outils et notre propre patrimoine.
3-) En troisième lieu, il y a toutes ces destructions de lots entiers de produits nouveaux fabriqués dans nos ateliers en raison de leur péremption. Ces destructions se chiffrent chaque année en millions de dollars, mais personne ne s’en soucie. Dans la réalité, la péremption de ces produits que chaque fabricant est tenu de produire entièrement à raison de trois lots (soit des dizaines de milliers de boîtes à chaque fois) intervient après un délai de trois à cinq années, simplement parce que ce délai n’aura pas été suffisant pour finaliser les opérations d’enregistrement du produit en question.
On peut citer, dans le même esprit, des quantités importantes de matières premières qui sont détruites chaque année parce qu’arrivées à péremption, alors même que les tests nouveaux effectués peuvent démontrer leur parfaite qualité. Dans tous les pays du monde, les producteurs sont autorisés à utiliser ces matières, dès lors qu’une procédure de re-test permet de s’assurer de leur parfaite qualité.
4)- Il y a également le cas de tout ce processus erratique et aléatoire qui caractérise notre système de décision en matière de prix comme en matière de remboursement par les caisses de Sécurité sociale. En matière de prix, on observe que le seul critère qui semble guider les décisions est la pression à la baisse au détriment de la qualité, de l’innovation ou des efforts de recherche qui peuvent être accomplis dans nos propres laboratoires de recherche-développement et avec l’appui des universités algériennes. Même les produits dit OTC (non soumis à prescription et généralement en vente libre partout dans le monde) font l’objet d’un encadrement étroit comme si, curieusement, la réalisation d’un bénéfice commercial était interdite à une entreprise pharmaceutique alors qu’elle est légitime pour n’importe quelle autre sur le territoire national.
C’est un constat comparable que l’on peut observer en matière de décision de remboursement par les Caisses de sécurité sociale. Au lieu de s’appuyer sur un système d’évaluation propre, sur les compétences des experts-cliniciens nationaux et sur les analyses opérées en tenant compte des pathologies observables sur notre propre territoire, sur l’efficacité thérapeutique réelle de chaque produit auprès de patients traités dans nos propres structures de soins, notre pays continue malheureusement de se référer aux seules données disponibles à travers l’expérience de quelques grands pays développés. En d’autres termes, au lieu de développer une capacité d’évaluation autonome de l’efficacité des médicaments que nous utilisons, nous préférons nous en tenir à des approches administratives certes rassurantes, mais qui nous maintiennent dans une forme de dépendance à l’égard de quelques marchés extérieurs privilégiés.
Un mot pour conclure...
Je pourrais multiplier à l’infini les exemples pratiques de nos dysfonctionnements. Mais cela nous ramène toujours au même constat global, à savoir que nous avons encore besoin de réaliser d’énormes progrès si nous voulons passer à une étape qualitative supérieure du développement de l’industrie pharmaceutique nationale.
Nos responsables devraient prendre conscience que notre propre développement industriel ne peut se faire dans l’autarcie et que nous subissons inévitablement les mutations d’un environnement international qui, dans le secteur pharmaceutique, se transforme lui-même à grande vitesse. A titre d’exemple, plus de 20% du marché pharmaceutique mondial est assuré par les produits de la biotechnologie, un domaine dans lequel notre pays n’arrive même pas à formuler une simple réglementation, pour ne pas parler de l’élaboration d’une stratégie ou d’investissements indispensables en termes de recherche et de préparation de nos ressources humaines. Cela requiert, bien entendu, une politique publique mieux adaptée, plurisectorielle, loin des lourdeurs bureaucratiques que nous subissons au quotidien.
La crise financière aiguë que nous traversons est, d’une certaine façon, un moment de vérité. Soit nous mettons à niveau notre organisation, nous modernisons réellement notre cadre réglementaire dans l’intérêt de l’économie nationale et nous faisons confiance à nos entreprises et au savoir-faire de nos cadres et techniciens, soit nous sommes condamnés à régresser. Il est urgent que le système de régulation suive et se mette au niveau des ambitions.
Djamila Kourta